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L’uniformité du droit du contrat de transport international de marchandises par mer

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Gurvan Branellec, 'L’uniformité du droit du contrat de transport international de marchandises par mer', (2011) European Journal of Law Reform 600-613

    L’uniformité du droit exerce un attrait idéologique sur les esprits épris de systématisation. Comme le souligne le Professeur Delmas-Marty, «le droit a horreur du multiple. Sa vocation c’est l’ordre unifié et hiérarchisé, unifié parce que hiérarchisé». Cette uniformité apparaît comme un idéal de simplicité, de méthode, d’ordre.L’uniformité étant rarement spontanée, l’intervention du législateur est nécessaire. Dans cette optique, l’unification législative apparaît comme un travail d’élaboration scientifique de la solution la plus appropriée aux besoins communs: un droit le plus efficace et le plus simple possible. L’uniformité semble ainsi être porteuse de simplification. Cette simplification résulte de la substitution d’un droit unique à la complexité du système juridique. L’uniformité permettrait aussi d’assurer l’effectivité du droit car «il semble que la multiplication des normes, leur instabilité, leur excessive complexité faite de sédiments successifs pas ou peu cohérents, rend presque impossible un respect scrupuleux du droit».

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      L’uniformité du droit exerce un attrait idéologique sur les esprits épris de systématisation. Comme le souligne le Professeur Delmas-Marty, «le droit a horreur du multiple. Sa vocation c’est l’ordre unifié et hiérarchisé, unifié parce que hiérarchisé».1xM. Delmas-Marty, Trois défis pour un droit mondial, Paris, 1998, p. 104. Cette uniformité apparaît comme un idéal de simplicité, de méthode, d’ordre.
      L’uniformité étant rarement spontanée, l’intervention du législateur est nécessaire. Dans cette optique, l’unification législative apparaît comme un travail d’élaboration scientifique de la solution la plus appropriée aux besoins communs: un droit le plus efficace et le plus simple possible. L’uniformité semble ainsi être porteuse de simplification. Cette simplification résulte de la substitution d’un droit unique à la complexité du système juridique. L’uniformité permettrait aussi d’assurer l’effectivité du droit car «il semble que la multiplication des normes, leur instabilité, leur excessive complexité faite de sédiments successifs pas ou peu cohérents, rend presque impossible un respect scrupuleux du droit».2xB. Seiller, ‘La reconnaissance d’un droit au droit’, Colloque organisé le 8 juin 2001 par le Centre de recherche en droit privé de l’Université de Tours, Publication de l’Université François Rabelais, Tours, 2002, p. 42.
      En matière internationale, cette complexité est encore renforcée par les problèmes de traduction ou de compréhension d’un système juridique étranger auxquels les juges vont être confrontés lorsqu’il s’agit d’appliquer des lois étrangères qui ne leur sont pas coutumières. De plus, les rapports internationaux ayant parfois de multiples éléments de rattachement avec plusieurs Etats, les parties se trouvent confrontées à plusieurs droits potentiellement applicables: on comprend l’imprévisibilité qui en découle. C’est pour cela que les Etats, soucieux de faciliter les rapports internationaux et de tenter de mettre fin à ces divergences, dans un monde où les rapports internationaux ont pris une si grande importance, ont essayé d’élaborer des solutions uniformes.
      Le transport international de marchandises par mer, support principal de l’économie mondiale puisqu’il représente près de 90% des échanges mondiaux de marchandises,3xB. Bouba Margari, ‘Les Règles de Rotterdam: quel apport pour l’Afrique’, Séminaire international, Yaoundé, 18 et 19 mars 2010; Dans le même sens: Message du Secrétaire général de l’Organisation maritime internationale, M. Efthimios Mitropoulos, ‘Les transports maritimes internationaux: Vecteur du commerce mondial’, journées mondiales de la mer 2005, disponible à <www. Imo.org>. Ce mode de transport connaît un très fort développement puisque le volume transporté augmenterait de 15% par an (ceci est dû, entre autres, à l’augmentation de la capacité des navires porte-containers qui d’une capacité de 8500 containers passeraient bientôt à 12 000). Les transports maritimes ont, en 2003, atteint 24’589 milliards de tonnes/milles. C’est le mode de transport qui utilise le moins de pétrole, comparativement à la distance et au tonnage transporté. en est une bonne illustration. Les Etats ont cherché à unifier le droit applicable à cette activité par la voie conventionnelle sans y parvenir. Un simple recensement de la réglementation du transport international de marchandises par mer permet de constater une dissonance entre le désir d’uniformité et sa réalité. A l’heure actuelle, la Convention de Bruxelles (1924) dans ses trois versions différentes et les Règles de Hambourg (1978) s’appliquent concurremment. Les Règles de Rotterdam (2008), adoptées pour régler ces conflits pourraient les aggraver.
      Faut-il pour autant abandonner l’idée et la prétention à une uniformité de la réglementation applicable en ce domaine?
      Il n’est pas possible, pour plusieurs raisons, de répondre de façon affirmative à cette question.
      D’une part, la doctrine considère, de façon unanime, qu’il est nécessaire qu’il y ait une certaine harmonisation de la législation au niveau international,4xComme l’affirme I. Strenger: «Le commerce international […] plus que toute autre activité humaine, exige des conditions de sécurité telles qu’elles ne laissent aucune marge aux incertitudes […]», I. Strenger, ‘La notion de Lex Mercatoria en droit du commerce international’, 11 RCADIP 1991, p. 281. afin notamment, de réduire les coûts du transport de marchandises. La multiplication des textes et la complexité de leur coordination pèsent sur les opérateurs économiques. Ceux-ci sont «souvent contraints de s’attacher les services d’experts juridiques pour démêler l’enchevêtrement des textes».5xR. Piastra, ‘Trop de loi en France […]’, Recueil Dalloz, No. 16, 2006, p. 1060. D’autre part, ainsi que l’affirme le Professeur Audit, «les nécessités des relations internationales, rendues plus pressantes que jamais par la nouvelle impulsion désignée comme la «mondialisation», interdisent de se détourner de toute préoccupation universaliste».6xB. Audit, ‘Le droit international privé en quête d’universalité’, Recueil des Cours de l'Academie de Droit International 2003, T. 305, No. 479, p. 475.
      Cette «préoccupation universaliste» ne signifie pas forcément l’adoption d’une réglementation à vocation universelle imposée par les Etats. Il paraît nécessaire de rechercher le niveau d’action le plus approprié, le niveau d’action international n’étant pas toujours le meilleur. Comme l’exprime le Professeur Kronke, «la question traditionnelle de savoir s’il est préférable de commencer avec l’harmonisation universelle pour ensuite la mettre en œuvre ou la modifier au niveau régional (de «haut en bas»), ou bien partir de la base au niveau régional et ensuite de procéder, si nécessaire, à un encadrement universel («de bas en haut»), ne peut trouver de réponse univoque».7xH. Kronke, ‘Harmonisation mondiale du droit privé et intégration économique régionale: hypothèses, certitudes et questions pendantes’, rev. dr. unif. 2003, p. 17. Seule une recherche pragmatique pourra le déterminer (selon le domaine, le type d’action). D’ailleurs, un niveau d’action n’est pas exclusif d’un autre: une unification réduite pouvant servir de relais, voire d’exemple et permettre une unification plus large.
      Il est également intéressant de se poser la question de l’étendue matérielle de l’uniformité du droit. N’est-il pas possible de remettre en cause le postulat selon lequel le droit du transport international de marchandises par mer requiert une uniformité large des solutions et d’envisager une réglementation impérative limité à certains aspects du contrat en laissant les autres à la liberté contractuelle?
      Se pose enfin la question du rôle des opérateurs du transport international de marchandises par mer dans la production de la règlementation. Ceux-ci disposent de différents outils contractuels leur permettant de déterminer le droit applicable à leur contrat, voire de prévoir des dispositions s’appliquant à leurs litiges. L’utilisation de ces différents outils peut-elle permettre de créer des règles juridiques qui, par leur généralisation et abstraction, réaliseraient une uniformité pragmatique de la matière?

      Se pose donc la problématique suivante: l’unification conventionnelle voulue par les Etats en matière de transport international de marchandises par mer est-elle réalisée ou celle-ci ne coexiste-t-elle pas avec une uniformisation plus souple laissant la place aux opérateurs?

      Partons donc à la recherche de l’uniformité du droit applicable au contrat de transport international de marchandises par mer.

    • A. La recherche d’une uniformité conventionnelle du droit du contrat de transport maritime de marchandises par les Etats

      Le commerce international, et donc le commerce maritime, a besoin de dispositions permettant de réguler juridiquement les opérations. Au début du vingtième siècle, on assiste sur le plan international à une prise de conscience par les grandes nations maritimes de la nécessité pour le bon développement du commerce par mer, de promouvoir l’élaboration d’une réglementation homogène et uniforme.
      Pourtant les tentatives d’unification menées par les Etats conduisent à un désordre au niveau de la réglementation internationale applicable au transport international de marchandises par mer. Se pose donc la question du niveau et de l’étendue de l’uniformité recherchée par les Etats.

      I. D’une tentative d’unification par l’Etat et dans la convention à une désunification dans l’Etat et par les conventions internationales

      En matière de contrats internationaux, il existe naturellement des conflits relatifs à l’application du droit. Ceux-ci doivent être résolus. Pour ce faire il existe deux méthodes: élaborer des règles de conflit de lois ou produire des conventions internationales contenant du droit uniforme. S’agissant du transport international de marchandises par mer, c’est la seconde méthode qui a été choisie.
      Les Etats ont ainsi adopté dans un premier temps la Convention de Bruxelles en 1924. A l’heure actuelle, plus de cent Etats ont ratifié cette Convention ou y ont adhéré. La Convention est entrée en vigueur en 1931, elle l’est toujours et, pour des auteurs tels que Messieurs Scapel et Bonnaud, elle est «indiscutablement la grande Convention du vingtième siècle».8xC. Scapel & J. Bonnaud, ‘Les conventions internationales sur le transport des marchandises’, Pratic Export 1992, p. 6. La Convention de Bruxelles de 1924, n’ayant pas eu la «sagesse de prévoir sa périodique révision»,9xR. Rodiere, ‘La révision de la Convention de Bruxelles relative aux transports maritimes internationaux’, Bulletin des transports et des chemins de fer 1974, pp. 14-41. il est rapidement apparu nécessaire d’adapter celle-ci aux évolutions de la technique. Une conférence diplomatique réunie à Bruxelles en février 1968, a abouti à la rédaction et à l’adoption d’un premier protocole modifiant la Convention de Bruxelles de 1924.10xProtocole portant modification de la Convention internationale pour l’unification de certaines règles en matière de connaissement, signée à Bruxelles, le 25 août 1924. Ce protocole est entré en vigueur le 23 juin 1977 et lie la France depuis sa publication par le décret No. 809 du 8 juillet 1977, Recueil Dalloz 1977, L 331.
      Par la suite, l’abandon de l’or comme valeur étalon en 1978 a conduit à adopter une nouvelle unité de compte afin que sa valeur suive l’évolution des principales monnaies et que la conversion en monnaies nationales soit simple. Le Protocole de Bruxelles du 21 décembre 1979, mis en œuvre par le Fonds Monétaire International (FMI), a introduit le Droit de Tirage Spécial (DTS) comme unité de compte pour le calcul des limites de responsabilité du transporteur.11xIl est entré en vigueur le 14 février 1984 et a été ratifié par la France le 18 novembre 1989.
      Les années soixante ont vu naître dans le domaine du transport maritime un élément de discorde. Il s’agit de la volonté des pays en développement de s’insérer dans la vie économique mondiale. Cette tentative fut appuyée par des revendications politiques. Parmi celles-ci, les pays en développement aspirèrent à une révision du droit des transports maritimes, estimant en effet que la Convention de Bruxelles et ses modifications favorisaient uniquement les armateurs. La Convention des Nations unies sur le transport de marchandises par mer a été adoptée après de nombreux débats, le 31 mars 1978, par les représentants de 72 Etats12xSoixante-huit se prononcèrent et 4 s’abstinrent: Canada, Grèce, Libéria, Suisse. et a vocation à restaurer l’équilibre entre les chargeurs et les armateurs.
      Il faut donc ainsi constater la pluralité de normes applicables au droit du transport international de marchandises par mer. Ainsi, malgré l’adoption de Conventions internationales, les hypothèses de conflit de normes n’ont pas disparu.
      Ces conflits d’application peuvent intervenir au sein de l’ordre juridique d’un seul Etat si celui-ci a ratifié ou adhéré à des conventions internationales non-compatibles. C’est le conflit de conventions classique défini par Madame Brière: «un conflit de conventions (existe) lorsque deux instruments internationaux sont incompatibles, c’est-à-dire qu’il est impossible pour un Etat lié par ces deux textes conventionnels de respecter l’un sans violer des obligations qui résultent de l’autre».13xC. Brière, Les conflits de conventions internationales en droit privé, Paris, 2001.
      Des conventions internationales peuvent aussi entrer en conflit, lorsqu’au sein d’un ordre juridique, une convention internationale qu’un Etat a ratifié ou approuvé a vocation à s’appliquer à un litige, alors qu’une autre convention internationale désignée par les parties ou par la règle de conflit du for réclame aussi son application.
      Les Etats, conscients de la désunification du droit des contrats de transports internationaux de marchandises par mer, ont entrepris d’élaborer une nouvelle convention en la matière par le biais des Nations Unies, et notamment de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI). Cette Convention a été adoptée le 11 décembre 2008 et porte le nom de Règles de Rotterdam. Elle est actuellement en cours d’adoption par les Etats (elle vient d’être signée par 24 Etats et devrait bientôt entrer en vigueur14xD’après son Art. 94 les Règles de Rotterdam doivent entrer en vigueur «le premier jour du mois suivant l’expiration d’un délai d’un an à compter de la date du dépôt du vingtième instrument de ratification, d’acceptation, d’approbation ou d’adhésion.» Les Règles n’ont été ratifiées que par l’Espagne (19/01/2011).). Il est encore trop tôt pour pouvoir juger quel sera son apport à l’unification de la matière. Toutefois, cette Convention fait déjà l’objet de critiques, notamment quant à sa complexité. Les chargeurs craignent également que la restauration de la liberté contractuelle (prévue notamment s’agissant de l’exécution des obligations du transporteur (Art. 13-2) et dans le cas d’un contrat de volume (Art. 80)) ne permette aux transporteurs d’abuser de leur position en imposant au sein du contrat de transport des clauses les défavorisant. Les transporteurs routiers lui sont également hostiles puisque le caractère «door to door» de cette Convention implique que, dans le cadre d’un transport multimodal ayant un segment maritime, les Règles de Rotterdam pourraient avoir vocation à s’appliquer et se retrouver en concurrence avec des conventions uniformes s’appliquant au transport terrestre.
      Cette nouvelle tentative est toutefois intéressante car elle démontre l’attachement des Etats à l’utilisation de la méthode conventionnelle ainsi que leur choix de réaliser une uniformité la plus large possible.
      Il faut ainsi partir à la recherche de l’étendue et du niveau d’uniformité pertinents.

      II. D’une nécessaire unification par les Etats à la recherche de son niveau et de son étendue

      La question de l’étendue matérielle de l’unification pose le problème de la place de la liberté contractuelle au sein du contrat de transport international de marchandises par mer.
      Depuis le vingtième siècle, se manifeste une revendication de liberté, toujours plus grande, des tenants du capitalisme libéral.15xAlors que le vingtième siècle a été, en matière économique, très influencé par les théories de J.M. Keynes qui légitime le rôle volontariste de l’Etat dans la sphère économique, il est possible de constater à présent un retour des théories néoclassiques (développées par Cournot et al.) selon lesquelles il ne faut pas entraver le libre jeu du marché. L’Etat ne doit pas intervenir car seul le libre jeu des comportements sur les marchés permet d’atteindre l’optimum économique. En pratique, il est possible d’observer en France et au sein de la Communauté européenne une combinaison de ces deux théories puisque si le libéralisme et la libre concurrence sont favorisés, l’Etat et la Communauté européenne développent leurs interventions dans l’économie par le biais de la régulation. Cette aspiration se manifeste en droit par la volonté de restaurer16xJ. Mestre rappelait que le déclin de l’autonomie de la volonté était la modification majeure du droit des contrats depuis 1804 (date du Code civil); Y. Lequette, ‘L’évolution des sources nationales et conventionnelles du droit des contrats internationaux’, in R. Savatier (Ed.), Journées, Poitiers, 24-25 octobre 1985, Paris, 1986, p. 190. l’autonomie contractuelle17xIl s’agit de l’autonomie juridique des personnes, c’est-à-dire l’aptitude à se donner ses propres normes et ses propres lois (ce que les Grecs qualifiaient d’auto-nόmos). en laissant toute liberté aux parties pour aménager leur contrat et définir le droit applicable à leur relation.
      En droit international privé, cette revendication est justifiée par l’idée que «la technique des conventions internationales est à utiliser par rapport à des matières qui présentent des besoins marqués de réciprocité entre Etats»18xConférence de La Haye de droit international privé, actes et documents de la quatorzième session, acte final, D 4, p. 63. (droit de la famille par exemple) alors que dans le domaine du droit commercial «l’élément de réciprocité est absent». Le commerce international requerrait une certaine souplesse et une adaptabilité de la règle juridique qui s’accorderait mal avec la stabilité et la rigidité inhérente au droit international privé conventionnel. Il est ainsi imaginable de laisser aux parties une plus grande autonomie de la volonté et de permettre au juge de garantir une certaine équité, un certain équilibre des rapports contractuels.
      Le contrat étant le moyen de traduire un accord de volonté et de consigner les engagements pris par les deux parties, on postule qu’il y a engagement réciproque des contractants et prestations équilibrées de ceux-ci qui sont placés sur un pied d’égalité. L’équilibre contractuel n’est en effet que le débat d’individus dans une situation équilibrée. Or, le libre jeu des volontés individuelles n’assure pas automatiquement la satisfaction des intérêts généraux, pas plus qu’il ne réalise nécessairement la conciliation équitable des intérêts particuliers. Le commerce international n’est pas un milieu homogène. Il est peuplé d’opérateurs d’importances et de puissances différentes. Dès lors, un contractant peut imposer sa volonté au plus faible et ce, sous le couvert d’un accroissement de l’autonomie de la volonté ou sous celui de l’ «élégant manteau de la Lex Mercatoria».19xJ.-D. Bredin, ‘La loi du juge’, in P. Fouchard, P. Kahn & A. Lyon-Caen (Eds.), Etudes offertes à B.Goldman, Paris, 1982, p. 17 (ci-après: ‘Etudes Goldman’).
      Le principe de l’autonomie de la volonté pose alors difficulté; Son caractère limité conduit à se poser la question de l’étendue des règles impératives?
      Le seul consensus qui se dégage de la doctrine porte sur le caractère impératif des règles relatives à la réparation, et notamment celles relatives à la responsabilité du transporteur, même si l’impératif de protection des chargeurs n’apparaît plus aussi pertinent.20xLe Professeur P. Delebecque parle à ce sujet de «position de force retrouvée des chargeurs», ‘Le projet CNUDCI d’instrument sur le transport de marchandises par mer’, 642 Droit Maritime Français (DMF) 2003, p. 918. Ce caractère impératif des règles portant sur la responsabilité du transporteur se justifiant par la nécessité de répartition des risques et des coûts.
      Il est donc impossible de laisser tous les aspects du droit du transport international de marchandises à la libre disposition des parties. C’est d’ailleurs cette optique que privilégient les Règles de Rotterdam qui contiennent des dispositions impératives.
      S’agissant maintenant de l’étendue géographique de l’unification du droit du transport international de marchandises par mer, l’unification globale du droit paraît souhaitable pour procurer aux opérateurs du commerce international la prévisibilité de la règle de droit dont ils ont besoin, en quelque lieu que se déroulent leurs activités. Cette affirmation est particulièrement exacte s’agissant du droit du transport maritime de marchandises et ce, à cause du caractère international de la matière. Pour éviter des conflits de lois et assurer une sécurité juridique indispensable aux acteurs du transport maritime, le droit du transport international de marchandises par mer a donc développé, et même revendiqué, une vocation universelle.
      Pourtant si l’unification universelle est un idéal d’uniformité des législations, elle semble difficile à atteindre.
      Le vingtième siècle a vu triompher le concept de modernité qui comporte entre autres, la croyance dans les vertus de la raison, de la science, du progrès, l’idée que l’histoire a un sens. Au niveau juridique, ce concept s’est traduit par «la conviction de l’universalisme des modèles construits en Occident».21xJ. Chevallier, ‘Vers un droit post-moderne? Les transformations de la régulation juridique’, Revue de Droit Public 1998, p. 674.
      Cette thèse des philosophes européens de l’époque «moderne» selon laquelle les produits de la philosophie occidentale, et notamment le droit, seraient universels et auraient vocation à être étendus au reste du monde apparaît maintenant dépassée. Elle l’est d’autant plus qu’elle peut apparaître comme teintée de colonialisme. Le Professeur Delmas-Marty considère à ce sujet que «la difficulté de cette recherche d’un droit «commun» tient moins à l’obstacle, même puissant, des particularismes qu’à l’ambiguïté qui sous-tend la démarche. L’internationalisation du droit crée l’illusion que le droit devient commun, alors qu’elle comporte le double risque de le rendre plus opaque encore aux non-juristes – donc de renforcer l’hégémonie des professionnels du droit – et de l’imposer sous la pression économique à l’ensemble des pays – donc de renforcer l’hégémonie des pays industrialisés. Il serait donc naïf de croire que l’internationalisation du droit garantira l’avènement d’un droit commun dans tous les sens du terme.»22xM. Delmas-Marty, Pour un Droit Commun, Paris, 1989, p. 202..
      L’échec des tentatives d’unification du droit au niveau mondial en matière de transport international de marchandises par mer pousse à s’interroger sur l’éventualité d’une unification du droit à un niveau régional.
      L’unification régionale est celle «qui se manifeste au sein de pays politiquement indépendants mais unis par certaines affinités économiques ou idéologiques».23xJ. Limpens, ‘Relations entre l’unification au niveau régional et l’unification au niveau universel’, Revue Internationale de Droit Comparé 1964, p. 14 et seq.
      La norme juridique à rayonnement régional est formulée au sein d’organisations internationales existantes. Il en découle une plus grande cohérence du corpus juridique. Ces organisations internationales vont inciter les Etats qui en sont membres à adopter ou ratifier le droit élaboré par elles, cette adoption se faisant d’autant plus volontiers que ces organisations régionales reflètent un certain degré de solidarité entre leurs Etats membres. La coopération régionale a pour avantage qu’elle s’appuie sur les nécessités objectives du voisinage et les nécessités de solidarité face à la concurrence extérieure.24xM. Folliot souligne cela à propos du transport aérien in ‘La CEE et le transport aérien’, Revue française de droit aérien 1978, pp. 137-144. Au contraire, au niveau mondial, la coexistence entre les pays industrialisés et les pays en développement rendrait difficile une réglementation uniforme de l’ensemble des relations commerciales internationales et militerait en faveur des «unifications régionales».25xY. Loussouarn & J.-D. Bredin, Droit du commerce international, Paris, 1969, p. 22.
      En outre, le corpus juridique ainsi créé bénéficiera du suivi d’une organisation internationale qui pourra proposer une interprétation uniforme et, de ce fait, régler d’éventuels problèmes d’application.
      Pourtant, les grandes institutions régionales telles que l’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires ou l’Union Européenne ne semblent pas vouloir intervenir dans l’aspect commercial du transport maritime, notamment en ce qui concerne les règles juridiques applicables au contrat de transport international de marchandises par mer. Leur non-immixtion dans cette règlementation est justifiée par le fait qu’en matière de transport maritime, une action strictement régionale paraît dépourvue d’efficacité. En effet, le transport maritime demeure par essence un transport international. Par ailleurs, les tentatives d’unification du droit international peuvent être mises à mal par la prolifération des initiatives régionales ou unilatérales.
      Une action régionale pourrait toutefois être pertinente afin de permettre le développement des transports multimodaux de courte distance ayant un segment maritime. Une action régionale pourrait également servir de relais ou d’impulsion à une action internationale en vue de l’adoption d’une législation uniforme.
      Au final, si l’obtention d’une uniformité globale de la matière paraît impossible, un niveau d’action plus restreint (régional) pour unifier le droit du transport international de marchandises par mer n’apparaît pas non plus adapté.
      A ce stade du raisonnement, il est possible d’affirmer que les outils conventionnels adoptés au niveau international ne permettent pas de garantir de façon satisfaisante la sécurité juridique des différents usagers. Le transport maritime de marchandises, cœur du commerce international, semble donc le révélateur d’une crise du système international de réglementation des rapports privés inter-étatiques. Les usagers du transport international de marchandises par mer, confrontés à la multitude de législations nationales, internationales, souvent concurrentes, ayant vocation à s’appliquer à leur transport,26xDans un tel rapport, le transporteur, le chargeur ou le destinataire peuvent avoir des nationalités différentes et le connaissement peut avoir été émis ou le transport avoir lieu au départ ou à destination d’autres pays encore, la plupart des grands Etats maritimes ayant opté pour une ou plusieurs Conventions internationales. n’essaient-ils pas d’établir avec certitude quelles dispositions régiront leurs rapports?

    • B. La construction d’une uniformité pragmatique du droit du contrat de transport maritime de marchandises par les opérateurs

      Les opérateurs du transport international de marchandises par mer disposent de plusieurs «outils» contractuels pour assurer une prévisibilité du droit applicable à leur litige. La mise en œuvre de ces différents moyens pouvant constituer, si elle se généralise, une uniformisation par la pratique, si ce n’est du contenu des règles applicables au transport international de marchandises par mer, du moins de leur mode de désignation.

      I. La construction d’une uniformisation du droit par les pratiques contractuelles

      La réglementation actuelle du commerce international, en ce qu’elle provient des traités internationaux ou lois nationales, n’est pas uniforme. En effet, les échanges commerciaux internationaux, dont le volume, l’intensification, la variété, la complexité, la rapidité, l’aire géographique, ainsi que les moyens de réalisation sont sans précédent, continuent à être régis par une multitude de règles juridiques.
      Si le commerce international, et particulièrement les transports de marchandises par mer, ont pu se développer comme ils l’ont fait, c’est à n’en pas douter que la situation créée par la nationalisation du droit et l’impuissance des Etats à élaborer une réglementation internationale uniforme applicable à cette matière, n’a pas été aussi catastrophique qu’il aurait été possible de le penser. Il est en effet possible de reprendre les observations que faisaient Carbonnier sur la sécurité des affaires en 1979: «La chose étant vue par grandes masses, il ne paraît pas que les affaires aient beaucoup à pâtir de l’insécurité que l’on impute au droit moderne: les commerces nationaux, le commerce international, sont plus intenses, plus prospères que jamais».27xJ. Carbonnier, Flexible droit, 4ème edn, Paris, 1979, p. 132. Carbonnier reconnaît toutefois «qu’ il y a des nuages, qui sont juridiques». Les opérateurs du transport international de marchandises ont pourtant dû trouver certaines possibilités de s’accommoder de cette grisaille, voire peut être même réussi à insuffler en la matière une brise libératrice.
      Il est donc possible de se demander si, les opérateurs du transport international de marchandises par mer, face à l’incapacité des Etats d’assurer une prévisibilité du droit applicable à leurs rapports, n’arrivent-ils pas à construire par leurs actions et leur pratique une uniformisation du droit du transport maritime? Cette uniformisation serait pragmatique car elle serait issue de la pratique des opérateurs mais aussi car elle serait adaptée à leur action.
      Les opérateurs du transport international de marchandises par mer ont différents outils contractuels à leur portée pour désigner le droit applicable et ainsi pallier l’incertitude de la détermination du droit applicable à leur litige.
      Au premier plan figure bien sûr l’autonomie de la volonté, la libre disposition par les parties du droit applicable à leur contrat.
      Les contrats de transport international de marchandises par mer contiennent ainsi fréquemment une clause Paramount. La clause Paramount, c’est celle qui, dans une charte-partie ou un connaissement, est supérieure aux autres clauses.28xE. du Pontavice, ‘A propos de l’arrêt L. Baldwin’, Droit Maritime Français (DMF) 1962, p. 447. La doctrine en donne une définition générale: «clause suzeraine qui l’emporte sur tout dont l’objet est de définir la loi à laquelle le contrat est soumis».29xDictionnaire permanent, droit des affaires, Paris, Editions législatives, 1ère partie, p. 1586, No. 149.
      Ils peuvent également avoir recours à une autre forme possible d’uniformisation du droit par l’utilisation du contrat: les contrats-types.
      Les parties ont encore la possibilité de soustraire leur litige à l’intervention des juridictions nationales en stipulant le recours à l’arbitrage. Dans une certaine mesure, ce recours leur permet également de s’évader de l’ordre juridique national ou international.
      Pourtant, pour des auteurs tels que le Professeur Fouchard, les arbitres du commerce international n’auraient pas seulement un rôle de règlement des litiges particuliers, mais auraient «une mission plus vaste: régler les litiges en fonction, non pas de telle ou telle loi étatique, généralement inadaptée aux besoins du commerce, mais de normes qui sont propres à ce dernier, qui se forment d’une manière coutumière au sein d’une communauté internationale d’hommes d’affaires, d’une société internationale de commerçants, et qui constituent une sorte de droit commercial véritablement international, ou de droit «a-national».30xP. Fouchard, ‘Les usages, l’arbitre et le juge, le droit des relations économiques’, in études Goldman, supra note 19, p. 56. C’est une thèse ambitieuse selon laquelle l’arbitrage international participe à la création d’un droit matériel spécifique à cette matière, droit qui serait composé entre autres éléments des usages et de la pratique.
      Ainsi, de façon générale, il ne faudrait pas considérer le contrat international comme un simple «microcosme de normes» ou du micro-droit à leur propre usage, car comme le souligne le Professeur Jacquet: «il s’insère parfois dans un milieu international suffisamment homogène et structuré pour que les pratiques de ce milieu ou les institutions qui y développent leur activité, soient productrices de modèles, d’usages ou de normes aptes à s’interposer, à certaines conditions, entre le droit étatique et le contrat».31xJ.-M. Jacquet, Le contrat international, 2ème edn, Paris, 1999, p. 3. Il se peut alors que ce micro-droit qui part de la base, des actes juridiques des opérateurs, se hisse plus haut (que leur pratique se cristallise32xP. Jestaz, Les sources du droit, Paris, 2005, p. 37. Il exprime très bien cette idée dans un autre article: «En émettant un acte juridique, les agents économiques ont obtenu le résultat normal qu’ils souhaitaient: du micro-droit sur mesure, à l’ombre tutélaire du macro-droit. Mais parfois, de façon à vrai dire exceptionnelle, ils obtiennent bien davantage, car sans l’avoir cherché et sans même en avoir vraiment conscience, ils s’agrègent à la pratique répandue qui va créer du macro-droit, en l’occurrence une règle coutumière, que les opérateurs ont en quelque sorte plébiscitée par leur participation concordante à sa genèse.») et devienne du macro-droit pour tous. Ces «modèles» «usages» ou «normes» existent-ils en matière de transport international de marchandises par mer et peuvent-ils être à l’origine d’une uniformisation générale du droit?

      II. La tentative de construction d’un droit par la cristallisation des pratiques contractuelles

      Il s’agit ici de vérifier que ces pratiques contractuelles «s’élèvent» par leur généralisation et abstraction et que, par le passage des ordres juridiques particuliers33xExpression de Madame Deumier in ‘Le droit spontané’, Economica, No. 430, 2002, p. 441. à l’ordre juridique général, elles deviennent des règles de droit positif.
      E. Lambert relève, en 1934, l’émergence d’un nouveau droit commercial né «comme la loi marchande médiévale de la seule force des faits économiques (et ayant) l’aptitude à se répandre librement par-dessus les frontières des Etats et des nationalités».34xE. Lambert, Sources du droit comparé ou supra national, Législation uniforme et jurisprudence comparative, in Recueil d’études sur les sources du droit en l’honneur de F. Gény, Paris, 1934, pp. 478-504, p. 498. L’idée d’un ordre juridique «a-national» était née. Cet ordre a été désigné sous le nom de Lex Mercatoria. Il est ainsi possible de considérer la Lex Mercatoria comme l’ensemble des moyens mis en œuvre par les commerçants internationaux pour libérer le commerce international des dispositions législatives émanant des Etats.35xPour le Professeur Goldman, l’ensemble des relations économiques internationales paraît «échapper à l’emprise d’un droit étatique, voire d’un droit uniforme intégré dans la législation des Etats qui y ont adhéré, pour être aménagées et gouvernées selon des normes d’origine professionnelle, ou des règles coutumières et des principes que des sentences arbitrales révèlent, à moins qu’elles ne les élaborent», B. Goldman, ‘Frontières du droit et Lex Mercatoria’, Archives de Philosophie du Droit 1964, p. 177.
      En matière de transport international de marchandises par mer, les opérateurs ont la possibilité d’utiliser l’outil contractuel pour désigner le droit applicable à leur relation. Cette uniformisation peut être anticipée, les parties déterminant immédiatement le droit applicable à leur contrat par le biais d’une clause Paramount ou d’un contrat-type. Elle peut aussi être différée quand les parties, pour le règlement de leurs litiges, éliminent la compétence des juridictions étatiques en recourant à des arbitres. Il s’agit du droit que va appliquer l’arbitre; On se situe ainsi en amont du contrat. L’arbitre n’étant pas lié de la même manière qu’un juge par les droits nationaux, les parties peuvent désigner elles-mêmes le droit applicable lors de la résolution du litige.
      Pourtant cette autonomie de la Lex Mercatoria à l’égard des Etats est très contestée.
      En effet, celle-ci ne peut exister que parce que les Etats admettent un rôle prépondérant à l’autonomie de la volonté des parties dans les rapports du commerce international. Son efficacité est ensuite conditionnée par les dispositions impératives des ordres étatiques. Le Professeur David décrit très bien l’attitude des Etats «faites ce que vous voulez, ont-ils dit aux commerçants, nous nous réservons seulement de ne pas donner effet à vos contrats, de ne pas nous prêter à l’exécution forcée de vos sentences, si les uns ou les autres sont contraires à l’ordre public, tel qu’il est ou sera conçu par nous, dans un plein exercice de notre souveraineté, aujourd’hui ou demain».36xR. David, ‘Le droit du commerce international: une nouvelle tache pour les législateurs nationaux ou une nouvelle «Lex Mercatoria»?’, New directions in International Trade Law 1977, 2ème congrès UNIDROIT, Rome, 9-15 septembre 1976, p. 19. La Lex Mercatoria serait donc liée à un ordre juridique étatique donné qui en conditionnerait la valeur et l’efficacité juridique.
      Pour certains auteurs,37xH. Bauer, ‘Les traités et les règles de droit international privé matériel’, Revue critique de droit international privé 1966, pp. 546 et 547. ce contrôle des législateurs nationaux est un obstacle à ce que cette réglementation revête le caractère de droit autonome ou de création spontanée. Elle resterait ainsi un droit national, même si celui-ci est peut-être identique dans plusieurs législations nationales.
      Cette argumentation ne semble pas empêcher la Lex Mercatoria d’être un ordre juridique régissant les relations commerciales internationales, cet ordre juridique n’étant cependant ni complet ni autosuffisant face aux droits internes. Comme le souligne le Professeur Goldman, «ses lacunes sont plus grandes que celles des ordres juridiques nationaux, et son efficacité, voire son effectivité, moins assurés: d’aucuns y verront d’irréversibles infirmités; d’autres, un signe – ou des maladies – de jeunesse […]».38xB. Goldman, ‘Une bataille judiciaire autour de la Lex Mercatoria: l’affaire Norsolor’, Rev. Arb. 1983, p. 409.
      On admet de ce fait que l’ordre juridique est ouvert puisqu’il est aussi composé de principes transnationaux que l’on qualifie de Lex Mercatoria.39xDe ce fait on rejette la théorie jus-naturaliste de l’ordre juridique en tant que système complet et auto-suffisant.
      Il est indéniable que les opérateurs du transport international de marchandises par mer, se servant de l’arbitrage et de l’autonomie de la volonté, ont pris l’initiative de formuler des règles applicables en matière de commerce international. Faisant usage d’une faculté qui leur était reconnue par le droit des Etats, ils ont entrepris de reconstituer un droit international des affaires en limitant la compétence des juridictions étatiques pour résoudre leurs contestations. Ils ont également développés des outils performants, très utiles et utilisés en matière de commerce international (principes d’UNIDROIT, Incoterms…).
      Pourtant, il faut relativiser le rôle d’uniformisation du droit que pourraient jouer ces pratiques contractuelles en matière de transport international de marchandises par mer. En effet, ces différents outils contractuels s’effacent devant une convention internationale qui réclame son application et de toute façon ils renvoient souvent aux Conventions internationales applicables en la matière.
      Les Etats, en reconnaissant l’autonomie de la volonté et en acceptant largement le recours à l’arbitrage international, favorisent le recours à la Lex Mercatoria.
      L’Etat, comme le souligne Monsieur Romano, peut laisser s’édifier des ordres juridiques «irrelevants» 40xMot anglais qui signifie non-pertinent ou qui n’a aucun rapport (traduction de l’auteur). pour lui.41xS. Romano, L’ordre juridique, Paris, 1975, p. 11. Pourtant, il ne faut pas en déduire qu’il se désintéresse du corpus juridique applicable au commerce international. D’abord, parce que la Lex Mercatoria ne peut couvrir, ou en tout cas ne couvre pas à l’heure actuelle, le champ juridique de la réglementation du commerce international, il y a alors besoin d’un droit issu d’autres sources. Ensuite, parce qu’il existe toujours la limite de l’ordre public des différents Etats: ceux-ci peuvent annuler des contrats ou refuser l’exequatur à des sentences arbitrales, si les uns ou les autres sont contraires à l’ordre public. Enfin, parce qu’il faut rappeler la présence en cette matière de grandes conventions internationales.42xOutre les Conventions dont il a déjà été fait l’étude en Première partie, il est possible de citer la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises, 11 avril 1980.

      En conclusion, il est possible de porter une appréciation sur la réalité et le besoin d’uniformité du droit du transport international de marchandises par mer. Force a été de constater le caractère complexe de la réglementation du fait de son interactivité et de son instabilité.43xC. Godin, Les voies de la mondialisation, La totalité réalisée, Vol. 6, Seyssel, 2003, p. 455. Cité par M. Delmas-Marty, Le pluralisme ordonné, Les forces imaginantes du droit (III), Paris, 2006, p. 26 (ci-àpres: ‘Le Pluralisme’). Il est dès lors possible de développer l’idée d’un droit positif du transport international de marchandises par mer formant un système composé d’éléments réunis par un réseau de relations plus ou moins complexes. Ce système présente les caractéristiques des systèmes juridiques44xR. Gassin, ‘Système et droit’, 11 Revue de la recherche juridique 1980, p. 353 et seq. en ce qu’il est ouvert ;45xIl entretient des relations étroites avec des intervenants économiques et politiques. mais également imparfait en ce qu’il contient des normes contradictoires. Ce système juridique est original par rapport à ses équivalents nationaux car le droit n’est ni construit à partir du haut comme notre système juridique, ni élaboré de façon spontanée par le bas, mais est plutôt construit par touches horizontales successives de normes de valeurs différentes, de provenances diverses, ayant un champ d’application dissemblable.
      L’affrontement entre normes étatiques ou inter-étatiques et normes émanant de la pratique doit être dépassé. Il est plus juste d’envisager leurs rapports sur le plan d’une inter-dépendance, ou en tout cas sous celui d’une influence réciproque. Il s’agirait ainsi d’une manifestation du «pluralisme ordonné» dont parle le Professeur Delmas-Marty car des différences sont admises (pluralisme) mais ce droit semble réussir «à dépasser la contradiction entre l’un et le multiple»46xM. Delmas-Marty, Le pluralisme, supra note 43, p. 26. (caractère ordonné).
      En définitive, l’unification du droit du transport international de marchandises par mer tentée par les Etats ou l’uniformisation qui serait réalisée par les opérateurs n’apportent rien à une éventuelle simplification de ce droit. Au contraire, elles complexifient encore davantage le corpus juridique applicable. Pourtant l’unification du droit applicable au transport international de marchandises par mer apparaît encore comme un idéal souhaitable et accessible pour procurer au monde maritime la sécurité juridique dont il a besoin mais semble, telle la tapisserie de Pénélope, toujours défaite et toujours à recommencer.47xHomère, L’odyssée, Paris, 1965, II 93: «Alors le jour elle tissait la grande toile, et, la nuit, elle défaisait son ouvrage, à la lumière des flambeaux».

    Noten

    • 1 M. Delmas-Marty, Trois défis pour un droit mondial, Paris, 1998, p. 104.

    • 2 B. Seiller, ‘La reconnaissance d’un droit au droit’, Colloque organisé le 8 juin 2001 par le Centre de recherche en droit privé de l’Université de Tours, Publication de l’Université François Rabelais, Tours, 2002, p. 42.

    • 3 B. Bouba Margari, ‘Les Règles de Rotterdam: quel apport pour l’Afrique’, Séminaire international, Yaoundé, 18 et 19 mars 2010; Dans le même sens: Message du Secrétaire général de l’Organisation maritime internationale, M. Efthimios Mitropoulos, ‘Les transports maritimes internationaux: Vecteur du commerce mondial’, journées mondiales de la mer 2005, disponible à <www. Imo.org>. Ce mode de transport connaît un très fort développement puisque le volume transporté augmenterait de 15% par an (ceci est dû, entre autres, à l’augmentation de la capacité des navires porte-containers qui d’une capacité de 8500 containers passeraient bientôt à 12 000). Les transports maritimes ont, en 2003, atteint 24’589 milliards de tonnes/milles. C’est le mode de transport qui utilise le moins de pétrole, comparativement à la distance et au tonnage transporté.

    • 4 Comme l’affirme I. Strenger: «Le commerce international […] plus que toute autre activité humaine, exige des conditions de sécurité telles qu’elles ne laissent aucune marge aux incertitudes […]», I. Strenger, ‘La notion de Lex Mercatoria en droit du commerce international’, 11 RCADIP 1991, p. 281.

    • 5 R. Piastra, ‘Trop de loi en France […]’, Recueil Dalloz, No. 16, 2006, p. 1060.

    • 6 B. Audit, ‘Le droit international privé en quête d’universalité’, Recueil des Cours de l'Academie de Droit International 2003, T. 305, No. 479, p. 475.

    • 7 H. Kronke, ‘Harmonisation mondiale du droit privé et intégration économique régionale: hypothèses, certitudes et questions pendantes’, rev. dr. unif. 2003, p. 17.

    • 8 C. Scapel & J. Bonnaud, ‘Les conventions internationales sur le transport des marchandises’, Pratic Export 1992, p. 6.

    • 9 R. Rodiere, ‘La révision de la Convention de Bruxelles relative aux transports maritimes internationaux’, Bulletin des transports et des chemins de fer 1974, pp. 14-41.

    • 10 Protocole portant modification de la Convention internationale pour l’unification de certaines règles en matière de connaissement, signée à Bruxelles, le 25 août 1924. Ce protocole est entré en vigueur le 23 juin 1977 et lie la France depuis sa publication par le décret No. 809 du 8 juillet 1977, Recueil Dalloz 1977, L 331.

    • 11 Il est entré en vigueur le 14 février 1984 et a été ratifié par la France le 18 novembre 1989.

    • 12 Soixante-huit se prononcèrent et 4 s’abstinrent: Canada, Grèce, Libéria, Suisse.

    • 13 C. Brière, Les conflits de conventions internationales en droit privé, Paris, 2001.

    • 14 D’après son Art. 94 les Règles de Rotterdam doivent entrer en vigueur «le premier jour du mois suivant l’expiration d’un délai d’un an à compter de la date du dépôt du vingtième instrument de ratification, d’acceptation, d’approbation ou d’adhésion.» Les Règles n’ont été ratifiées que par l’Espagne (19/01/2011).

    • 15 Alors que le vingtième siècle a été, en matière économique, très influencé par les théories de J.M. Keynes qui légitime le rôle volontariste de l’Etat dans la sphère économique, il est possible de constater à présent un retour des théories néoclassiques (développées par Cournot et al.) selon lesquelles il ne faut pas entraver le libre jeu du marché. L’Etat ne doit pas intervenir car seul le libre jeu des comportements sur les marchés permet d’atteindre l’optimum économique. En pratique, il est possible d’observer en France et au sein de la Communauté européenne une combinaison de ces deux théories puisque si le libéralisme et la libre concurrence sont favorisés, l’Etat et la Communauté européenne développent leurs interventions dans l’économie par le biais de la régulation.

    • 16 J. Mestre rappelait que le déclin de l’autonomie de la volonté était la modification majeure du droit des contrats depuis 1804 (date du Code civil); Y. Lequette, ‘L’évolution des sources nationales et conventionnelles du droit des contrats internationaux’, in R. Savatier (Ed.), Journées, Poitiers, 24-25 octobre 1985, Paris, 1986, p. 190.

    • 17 Il s’agit de l’autonomie juridique des personnes, c’est-à-dire l’aptitude à se donner ses propres normes et ses propres lois (ce que les Grecs qualifiaient d’auto-nόmos).

    • 18 Conférence de La Haye de droit international privé, actes et documents de la quatorzième session, acte final, D 4, p. 63.

    • 19 J.-D. Bredin, ‘La loi du juge’, in P. Fouchard, P. Kahn & A. Lyon-Caen (Eds.), Etudes offertes à B.Goldman, Paris, 1982, p. 17 (ci-après: ‘Etudes Goldman’).

    • 20 Le Professeur P. Delebecque parle à ce sujet de «position de force retrouvée des chargeurs», ‘Le projet CNUDCI d’instrument sur le transport de marchandises par mer’, 642 Droit Maritime Français (DMF) 2003, p. 918.

    • 21 J. Chevallier, ‘Vers un droit post-moderne? Les transformations de la régulation juridique’, Revue de Droit Public 1998, p. 674.

    • 22 M. Delmas-Marty, Pour un Droit Commun, Paris, 1989, p. 202.

    • 23 J. Limpens, ‘Relations entre l’unification au niveau régional et l’unification au niveau universel’, Revue Internationale de Droit Comparé 1964, p. 14 et seq.

    • 24 M. Folliot souligne cela à propos du transport aérien in ‘La CEE et le transport aérien’, Revue française de droit aérien 1978, pp. 137-144.

    • 25 Y. Loussouarn & J.-D. Bredin, Droit du commerce international, Paris, 1969, p. 22.

    • 26 Dans un tel rapport, le transporteur, le chargeur ou le destinataire peuvent avoir des nationalités différentes et le connaissement peut avoir été émis ou le transport avoir lieu au départ ou à destination d’autres pays encore, la plupart des grands Etats maritimes ayant opté pour une ou plusieurs Conventions internationales.

    • 27 J. Carbonnier, Flexible droit, 4ème edn, Paris, 1979, p. 132.

    • 28 E. du Pontavice, ‘A propos de l’arrêt L. Baldwin’, Droit Maritime Français (DMF) 1962, p. 447.

    • 29 Dictionnaire permanent, droit des affaires, Paris, Editions législatives, 1ère partie, p. 1586, No. 149.

    • 30 P. Fouchard, ‘Les usages, l’arbitre et le juge, le droit des relations économiques’, in études Goldman, supra note 19, p. 56.

    • 31 J.-M. Jacquet, Le contrat international, 2ème edn, Paris, 1999, p. 3.

    • 32 P. Jestaz, Les sources du droit, Paris, 2005, p. 37. Il exprime très bien cette idée dans un autre article: «En émettant un acte juridique, les agents économiques ont obtenu le résultat normal qu’ils souhaitaient: du micro-droit sur mesure, à l’ombre tutélaire du macro-droit. Mais parfois, de façon à vrai dire exceptionnelle, ils obtiennent bien davantage, car sans l’avoir cherché et sans même en avoir vraiment conscience, ils s’agrègent à la pratique répandue qui va créer du macro-droit, en l’occurrence une règle coutumière, que les opérateurs ont en quelque sorte plébiscitée par leur participation concordante à sa genèse.»

    • 33 Expression de Madame Deumier in ‘Le droit spontané’, Economica, No. 430, 2002, p. 441.

    • 34 E. Lambert, Sources du droit comparé ou supra national, Législation uniforme et jurisprudence comparative, in Recueil d’études sur les sources du droit en l’honneur de F. Gény, Paris, 1934, pp. 478-504, p. 498.

    • 35 Pour le Professeur Goldman, l’ensemble des relations économiques internationales paraît «échapper à l’emprise d’un droit étatique, voire d’un droit uniforme intégré dans la législation des Etats qui y ont adhéré, pour être aménagées et gouvernées selon des normes d’origine professionnelle, ou des règles coutumières et des principes que des sentences arbitrales révèlent, à moins qu’elles ne les élaborent», B. Goldman, ‘Frontières du droit et Lex Mercatoria’, Archives de Philosophie du Droit 1964, p. 177.

    • 36 R. David, ‘Le droit du commerce international: une nouvelle tache pour les législateurs nationaux ou une nouvelle «Lex Mercatoria»?’, New directions in International Trade Law 1977, 2ème congrès UNIDROIT, Rome, 9-15 septembre 1976, p. 19.

    • 37 H. Bauer, ‘Les traités et les règles de droit international privé matériel’, Revue critique de droit international privé 1966, pp. 546 et 547.

    • 38 B. Goldman, ‘Une bataille judiciaire autour de la Lex Mercatoria: l’affaire Norsolor’, Rev. Arb. 1983, p. 409.

    • 39 De ce fait on rejette la théorie jus-naturaliste de l’ordre juridique en tant que système complet et auto-suffisant.

    • 40 Mot anglais qui signifie non-pertinent ou qui n’a aucun rapport (traduction de l’auteur).

    • 41 S. Romano, L’ordre juridique, Paris, 1975, p. 11.

    • 42 Outre les Conventions dont il a déjà été fait l’étude en Première partie, il est possible de citer la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises, 11 avril 1980.

    • 43 C. Godin, Les voies de la mondialisation, La totalité réalisée, Vol. 6, Seyssel, 2003, p. 455. Cité par M. Delmas-Marty, Le pluralisme ordonné, Les forces imaginantes du droit (III), Paris, 2006, p. 26 (ci-àpres: ‘Le Pluralisme’).

    • 44 R. Gassin, ‘Système et droit’, 11 Revue de la recherche juridique 1980, p. 353 et seq.

    • 45 Il entretient des relations étroites avec des intervenants économiques et politiques.

    • 46 M. Delmas-Marty, Le pluralisme, supra note 43, p. 26.

    • 47 Homère, L’odyssée, Paris, 1965, II 93: «Alors le jour elle tissait la grande toile, et, la nuit, elle défaisait son ouvrage, à la lumière des flambeaux».


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